«Orlando», épopée trans et manifeste pour tout le cinéma (2024)

Les hasards de la distribution font que le film de Paul B. Preciado sorten salles une semaine après deuxautres films en relation directe avec des expériences de vie trans. Onécrit ici délibérément «trans», et pas «transsexuel», car si le changement degenre est bien un déplacement décisif pour toutes les personnes concernées ouévoquées par ces films, ceux-ci et singulièrement Orlando neconcernent pas uniquement le passage d'un corps genré à un autre, fut-ce sousdes formes elles-mêmes très variées et pas nécessairement stabilisées.

C'est un peu compliqué? Eh oui. En tout cas plus complexeque la «transition» réduite au passage du A (mâle alpha) au B (femelleféminine), ou l'inverse–contrairement à ce que fait mine de croire, parexemple, Jacques Audiard dans son Emilia Perez tantcélébré au récent Festival de Cannes, film tout en simplisme binaire.

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Exactement ce contre quoi l'auteur du Manifeste contra-sexuel, écrit àl'époque où il se prénommait Beatriz, et d'Unappartement sur Uranus déploie la joyeuseet vigoureuse machine de guerre de sa Biographie politique.

S'appuyant sur le récit romanesqueimaginé par Virginia Woolf en 1928 autour d'un·e héro·ïne traversantquatre siècles d'histoire et de patriarcat, Preciado imagine une suite de sketches quijouent, chacun et par leur assemblage, à mettre du trouble dans toutes lescatégories qui verrouillent les identités.

Cela vaut pour l'ample éventail d'apparences sexuées, maisaussi d'âge et de manières de se construire en relation avec de multiplesréférences politiques, oniriques, érotiques, littéraires, picturales, descelleux qui tour à tour se présentent sous leur nom et annoncent être, «dans ce film, l'Orlandode Virginia Woolf».

C'est-à-dire ce personnage né homme à la fin du XVIe siècle enAngleterre et devenu femme au XVIIIe siècle pour poursuivre sonexistence jusqu'aux années 1920. Chacun·e des protagonistes du film est aucentre d'une saynète joueuse et rêveuse, porteuse d'une façon d'être quiinterroge les normes de multiples manières.

Cette organisation du rapport aux histoires, auxpersonnages, aux interprètes se veut aussi mise en jeu des formes cinématographiques.À sa façon, pamphlétaire, déclarative, Orlando s'affirme film trans,égrenant quelques échos de la formidable puissance d'impureté critique du grandlivre de Preciado qu'est DysphoriaMundi, conçu dans la même période, qui fut aussi celle des confinements.

Vingt-sept Orlando de tous âges

«Objet cinématographiquenon binaire», selon la formulation du réalisateur, Orlandole film projette, à tous les sens du mot, l'Orlando de Virginia Woolf dansdes environnements récents et actuels ou dans des univers fantasmatiques, traversés de diverses mythologies.

Les vingt-sept Orlando de tous âges s'emparent chacun·e d'unfragment du texte de Virginia Woolf, le jouent ou jouent avec, sans aucune prétention à reconstituer le «fil du récit»–récit qui étaitdéjà chez l'écrivaine loin d'être linéaire, même s'il suivait une chronologie àtravers les siècles.

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Les trois plus jeunes Orlando aux manettes–partagées avec d'autres– de la fabrication du film. | Jour2fête

À tour de rôle, comme se passant le relais, les interprètes s'affublent de la collerettequi sert d'accessoire témoin, cette fraise venue duXVIe siècle qui fait le lien à la fois avec le livre et entre lespersonnages, tout en contribuant à expliciter l'artifice. Les coulisses et procédés du spectacle sont d'ailleurs sanscesse rappelés dans le trafic revendiqué entre différents niveaux de «réalité»et de représentation.

Carnaval et tragédie

Outre ses vingt-sept incarnations, Orlando est aussi bien sûrPaul B. Preciado lui-même, qui apparait brièvement à l'écran collant uneaffiche militante et poétique tandis qu'il énonce la formule qui sert de sloganau film: «Mabiographie existe, et c'est f*cking Virginia Woolf qui l'a écrite en 1928.»

Mais Preciado est aussi et surtout présent par la voix off ciselée,pugnace et ludique, avant que le film ne fasse place également à une mise enscène grandguignolesque de son opération de changement de sexe, épicée d'unclin d'œil pas seulement comique au discours psychanalytique corrompu incarnépar un Frédéric Pierrot décalant son rôle dans En Thérapie.

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Paul B. en action: collage poétique, collage politique, préfiguration de la grande opération de montage comme geste cinématographique et condition d'existence. | Capture d'écran Les Films du Poisson via YouTube

Bien entendu, le carnaval qu'est explicitement le film fait–commetout carnaval digne de ce nom– toute leur place aux dimensions dramatiques ettragiques des enjeux évoqués. Sous les fards et les costumes extravagants, pas question d'oublier que les effets du formatage patriarcal sont une histoire de violence et de souffrance.

Et si Orlando, ma biographie politiquepeut se voir comme une déclinaison cinématographique de l'esthétique drag, il se déploie aussi en accueillantle souvenir de celleux qui ont marqué la longue lutte, loin d'être achevée,pour échapper aux assignations identitaires.

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Parmi ces évocations figurent celle de Christine Jorgensen,connue comme la première personne ayant eu recours à une opération chirurgicalede réassignation sexuelle. Paul B. Preciado aime rappeler qu'elle avait travaillécomme monteuse (d'actualités filmées), afin de faire le lien, très judicieux,entre montage cinématographique et l'ensemble des opérations (très loin de neconcerner que la seule chirurgie) que mobilisent les initiatives trans.

Cette approche aide en outre à percevoir combien les modes d'existence binaires (y compris gay etlesbien, mais bien sûr surtout sur le modèle hétéro archidominant) sont aussides opérations de montage. De certains types de montages, historiquement construits,aux effets politiques et de vie intime immenses.

Les deux sens du mot «genre»

C'est en quoi Orlando estun film d'une telle importance. Parce qu'il est le premier où un penseur majeur de lacritique radicale de la binarité dans toutes ses formes oppressives, genréesmais simultanément et selon de multiples combinaisons, racisées et coloniales,entre humains et non humains, valides et non valides, fous et non fous, ettoujours dans des contextes d'inégalités sociales déterminantes, cherche destraductions à cette critique en réalisant une œuvre de cinéma. Et parce que le philosophe et activiste le fait en pleine conscience que le cinéma relève des mêmes questionnements.

Dès lors, Orlando ma biographie politique déploie toute son énergie à déjouer les catégorisations, y compris celle de «film queer», au sens réducteurmais devenu dominant de film ne concernant que la communauté queer et lesesthétiques qui sont supposées lui être associées.

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Le «relais de la fraise», signe de l'artifice et manifestation de la continuité au-delà des multiples singularités. | Jour2Fête

La sarabande filmée parPaul B. Preciado fait ainsi converger, entre autres, les deux sens (en français) dumot «genre», pour gender et pour «films de genre».

Les puissances industrielles et politiques valorisenttoujours plus les films de genre, c'est-à-dire le codage normatif des formes etdes récits, en particulier des plus régressifs et infantilisants, dans unprocessus parfaitement cohérent avec les normes sociétales genrées et leurs effetspolitiques, sociaux, psychiques.

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En contrepoint, l'histoire du cinéma compte beaucoup de films transgressifs, déjouant sciemment ou pas les multiples formes de binarité,interrogeant les cadres identitaires dominants. Les deux documentaires récents évoqués au début de ce texte, La Belle de Gaza et Anhell69, en font partie, mais aussi de nombreuses œuvres dont le thème n'a pas de lien apparent avec la transition de genre.

Pourtant, l'approche singulière, à la fois fantasmagorique et explicite, d'Orlando fait qu'il occupe une place inédite,et qui appelle des multiples suites, reprises et variations. Il n'est pas certain que Preciado, penseur et artiste aux pratiques volontairement diverses, ait vocation à prendre lui-même en charge les développements du côté du cinéma. Mais c'est unbeau projet pour beaucoup d'autres.

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Orlando, ma biographie politique

De Paul B. Preciado

Avec Paul B. Preciado, Oscar S Miller, Janis Sahraoui, Liz Christin, Elios Levy, Victor Marzouk, Kori Ceballos, Vanasay Khamphommala, Ruben Rizza, Julia Postollec, Amir Baylly, Naëlle Dariya, Jenny Bel'Air, Emma Avena, Lilie Vincent, Artur Verri, Eléonore Lorent, La Bourette, Noam Iroual, Iris Crosnier, Clara Deshayes...

Durée: 1h38

Sortie le 5 juin 2024

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